Merci pour ces belles années

12.07.2019
Le jeudi 27 juin, toute la communauté des enseignants de l’IHECS a rendu un hommage appuyé à nos jeunes « retraités ». Des enseignants qui ont marqué des générations d’étudiants par leur dévouement, leurs compétences et leur professionnalisme.

Une occasion de leur dire merci pour ces belles années.  Nul doute que celles qui viendront seront également remplies de bonheurs et de belles rencontres.

Jean-Pierre Ranschaert, Christine Lebeau et Régine Florent.

 

Au-delà de l’événement,  Jean-Pierre RANSCHAERT  a tenu à nous livrer une réflexion sur notre école et son évolution.  Réflexion que l’IHECS a souhaité partager avec celles et ceux qui ont fait son histoire ou qui s’y intéressent.

« Connaissez-vous le Li-Fi? Pas le Wi-Fi, le Li-Fi? C’est une connexion à l’internet qui utilise la lumière pour communiquer des données. Imaginez demain un  Wi-Fi ultra rapide et sécurisé mais sans les ondes electromagnétiques, l’internet accessible partout où il y a des sources de lumière. C’est ce qui nous attend probablement pour demain!

Mais supposons un instant que demain matin, en vous levant, vous découvriez que l’internet n’est pas accessible, ou plutôt, qu’il n’y a pas d’internet, pas non plus de GSM, donc pas de Facebook, pas de Spotify, pas d’emails. Que vous ne pourrez appeler quelqu’un qu’à partir d’un téléphone fixe, pas dans la voiture ou dans les transports. Que pour informer vos étudiants, vous devrez vous munir de papier, d’enveloppes, de timbres, et du temps d’attente pour qu’ils reçoivent votre message, encore plus pour qu’ils y répondent. Vous pourriez éventuellement photocopier le message pour l’envoyer, mais avec une copie grisâtre pas digne de vous. Pas de Powerpoint, pas de podcast, pas de playlists. Pas de plateforme Learn ou iCampus, et bien sûr pas vraiment de PC, encore moins de Macbook.

Voilà en fait le paysage quotidien au moment où j’ai rejoint les rangs de l’IHECS sur le campus de la FUCAM à Mons. Rassurez-vous, nous avons survécu à cela, la preuve! Mais je souhaitais faire brièvement ce petit retour dans le temps, un temps que les moins de 40 ans ne peuvent assurément pas connaître: pas de WhatsApp ni de Messenger, pas de Netflix et pas d’Auvio, donc pas de télévision ou de radio “any time any where any device”. Pas de site internet. Le journal? Du papier, sans archives consultables. Et pas de Wikipédia pour les TFE, pas d’Amazon ni même de Google: il faudrait encore attendre une petite quinzaine d’années. Vous voyez le genre?

Plein de promesses de choses à venir, donc! Que nous ne pouvions pas encore imaginer. Je me rappelle de Frank, Frank Pierobon, évoquant pour l’IHECS la nécessité de se lancer sur les “autoroutes de l’information". Je me rappelle le cahier dans lequel il fallait s’inscrire et prendre son tour pour accéder à l’unique PC connecté!

Pas seulement des promesses, des défis aussi. Jeune premier à l’IHECS, je lisais fébrilement pour mieux comprendre le monde et gagner ma place dans une école supérieure de communication. En particulier à ce moment précis, l’Introduction à la Pensée Complexe, Edgard Morin. Voici ce que Morin me soufflait à l’oreille: “Tandis que les média produisent la basse crétinisation, l’Université produit la haute crétinisation. Ainsi on arrive à l’intelligence aveugle.” Vaste programme! C’était effectivement un défi que notre génération a dû relever à ce moment-là, le risque de l’intelligence aveugle qui détruit les ensembles et les totalités, qui ignore les systèmes pour isoler. Le risque de sciences humaines qui n’ont plus besoin de la notion d’homme, car l’homme n’aurait pas d’existence, sinon illusoire.  Cet écueil, la formation ihecsienne y a pris garde. En refusant le cloisonnement qui anesthésie les consciences, en maintenant une transversalité des savoirs comme des pratiques et même, et surtout, dans les relations interpersonnelles.

Je tire personnellement une énorme fierté d’avoir pu participer à cette École qui a tenu à marquer les grands moments de son histoire en invitant des personnalités telles que Jean Ziegler et Marie-Monique Robin et qui navigue ou a navigué avec comme membres d’équipage des “pensacteurs” telles que François Gemenne, Jean-Paul Martoz ou Pierre Verbeeren; sans citer ici nommément des collègues plus quotidiens dont l’esprit particulièrement scrutateur de l’évolution de notre environnement met à mal la pensée unique.

Joël Saucin

 

Malgré cela, force est de constater que collectivement, notre société n’a pas pu ou voulu entendre les paroles que j’ai citées plus haut. Nicholas Stern, Jean-Pascal van Ypersele, Bernard Stiegler… s’ils sont manifestement entendus, ne sont pas suffisamment écoutés. Et cela met votre génération, celle que je salue ici pour la jeunesse que je n’ai plus, face à un second défi, plus grand encore que le premier, car il en découle. Le défi du délitement socio-politique qui résulte de la relégation et de l’abandon d’un trop grand nombre de personnes à la marge de la société. Le défi de la misère multiforme qui aboutit à la révolte, au désespoir, à la haine. Au vote fasciste. Le fascisme qui n’est autre que le vol de la dignité de l’autre d’abord, puis de son humanité et enfin de sa vie. Il prend à chaque nouvelle élection un peu plus pied dans nos pays par les voies mêmes de la démocratie. Or, il continuera à se développer de concert avec la désespérance, triste concert. Car l’essence même du fascisme réside dans la différence qu’il introduit entre “eux” et “nous”, ceux qu’il faut rejeter car ils portent de manière indélébile la cause de nos ennuis, et nous. Eux? Les homos, les étrangers, les pauvres, les petits profiteurs, les SDF, les handicapés, les malades, les migrants, surtout s’ils sont transmigrants, tous les trans en fait, d’ailleurs, les chômeurs aussi, bref, les autres que nous.

L’arme suprême face à cela, mes amis, c’est celle du refus de la différence comme stigmate, celle de l’acceptation de la différence comme source de richesse, de progrès, d’émerveillement. C’est celle qui privilégie nos communs, qu’il est essentiel de préserver activement pour les partager: la santé, l’éducation, la qualité et l’accès à l’eau, à l’air respirable, à la démocratie participative; toutes matières devenues rares. Je suis convaincu que c’est par que nous disons, nous pensons, nous enseignons et ce que nous sommes, que nos étudiants pourront percevoir intimement que les valeurs du vivre ensemble sont les valeurs pour lesquelles il vaut la peine de se battre. Ces mots ne sont pas vains, ce ne sont pas des paroles de circonstance. Une nouvelle fois l’IHECS crée un espace de possibles pour ces valeurs, par exemple, parmi d’autres, par la création de l’initiative IHECSolidaire ou de la bourse Sophie Soudant, ainsi que par la réflexion éthique prise en compte par chacune de nos formations.

Ici réside aussi notre responsabilité, votre responsabilité individuelle quotidienne. Votre engagement sur les valeurs non négociables est davantage encore indispensable lorsqu’on sait que c’est l’outil suprême que vous enseignez car il nous gouverne, je veux dire l’algorithme, qui permet aux Trumps, et autres Salvini de manipuler le fake pour asseoir un vrai pouvoir. Nous pouvons leur opposer notre argumentation, mais cela ne servira a rien. Seuls ce que nous sommes et ce que nous représentons pour nos étudiants peut faire rampart. Votre rôle est déterminant mes Collègues et amis, utilisez-le! S’il vous plaît!

Jean-Pierre »